Archives mensuelles : mars 2018

Danse, Histoire, Formation, Recherche

Publié en octobre 2017, cet ouvrage réunit les communications de treize chercheurs franco brésiliens engagés dans le domaine de la danse.

Ils s’étaient réunis au Brésil au cours du séminaire FranceDanse 2016, organisé par Cássia Navas, Isabelle Launay et Henrique Rochelle.

Onze universités, brésiliennes et françaises y participaient. De nombreux partenaires y étaient partie prenante, dont l’Institut Français, la Biennale de Danse de Fortaleza, le Théâtre Sergio Cardoso de São Paulo et d’autres.

On y trouve des textes en portugais traduits en français et/ou en anglais.

Dança, História, Ensino e Pesquisa Organizado por Cássia Navas, Isabelle Launay e Henrique Rochelle, esse livro apresenta os resultados de um seminário que reuniu 13 pesquisadores de 11 universidades brasileiras e francesas. Textos em Português, Francês e Inglês

Dance, History, Education, Research Organised by Cássia Navas, Isabelle Launay and Henrique Rochelle, this book presents the results of a seminar that put together 13 researchers from 11 universities from Brazil and France. Texts in Portuguese, French and English.

https://issuu.com/cassia.navas/docs/dan__a__hist__ria__ensino_e_pesquis – www.cassianavas.com.br

 

Ithaque, Notre Odyssée 1

© Elizabeth Carecchio

Spectacle de Christiane Jatahy, inspiré d’Homère, en français et portugais, surtitré en français – A l’Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier.

L’inspiration est lointaine, très lointaine. Oublions Ithaque l’île natale d’Ulysse, patrie où le héros aspire à revenir, après la guerre de Troie. Le spectacle est/serait une métaphore de la guerre et de l’exil, du Brésil d’aujourd’hui, de notre monde. Le message est minimaliste, subliminal ou intello et nous parvient vidé de substance.

Que fait-on, que voit-on ? Les spectateurs séparés en deux assemblées, se placent de part et d’autre du plateau. Un sas coupe la scène en deux, on ne voit pas l’autre côté, on entend seulement quelques interférences. Il parait que nous serions à Ithaque avec Pénélope et ses prétendants et que de l’autre côté seraient Ulysse et Calypso – celle qui le retint pendant sept ans avant son retour dans l’île. On est dans l’attente. Attente que quelque chose se passe, comme Ulysse et son désir ardent de rentrer, selon l’Odyssée. On regarde les acteurs/actrices finir un paquet de chips, boire un verre d’eau, en offrir au spectateur, parler comme à la maison, filmer sur portable. Ils sont dans un salon sans style après la fête, entre miettes sur le sol et gueule de bois, avec un vague érotisme ambiant. Tous sont Ulysse, toutes sont tour à tour Pénélope ou Calypso, ils/elles s’éclipsent épisodiquement, circulant d’un côté à l’autre.

Une vingtaine de minutes après le début du spectacle il est demandé aux spectateurs de changer de camp et de passer de l’autre côté, méthodiquement, rangée par rangée, et chacun s’y colle. Après ce changement géographique et stratégique pas vraiment probant et qui prend du temps, les spectateurs sont à nouveau posés. On s’ennuie ferme. Est-on dans un rêve ? Est-on au théâtre ? Des bribes de textes à la volée se mêlent aux réflexions anecdotiques : « douze femmes pendues, du sel dans les yeux, tu n’étais personne… »

Et les acteurs ? Une équipe mixte franco brésilienne : trois actrices brésiliennes qui collaborent depuis plusieurs années avec la metteuse en scène et trois acteurs européens. Ils n’ont pas grand propos à défendre donc peu l’occasion de montrer leur talent. On garde d’eux comme un goût de gros plans cinéma sur un scénario sans intérêt. L’exil a bon dos et le fracas du monde aussi. Entre réalité et fiction, flotte le spectateur. Il flotte d’autant, qu’une pluie spectaculaire tombe à la fin du spectacle, le long des rideaux de fils séparant les deux versants de la scène – mi coulisse, mi espace de filmage mi lieu d’intimité – Et l’eau envahit le plancher de bois où tous pataugent. Plaisir des yeux même si ce n’est pas la première pluie torrentielle au théâtre. Jeux d’eaux et de caméras. Naufrages.

Quelques phrases et une annonce tentent de rattraper le mythe du retour d’Ulysse, accompagné du pathétique Dis quand reviendras-tu chanté par Barbara. De retour sur sa terre natale, Ulysse raconte sa guerre et son expédition, mais on n’y croit plus, l’ennui, comme l’eau sur le plateau, nous a recouverts. L’illusion haute résolution n’opère à aucun moment. Même la magie d’une scénographie dans ce cas devenue racoleuse, tourne à vide.

Comment qualifier le spectacle ? De baroque, d’hyperréaliste, d’illusion, d’éclectique, de politique? L’illusion par l’eau ferait appel aux réfugiés ? On se sent manipulé dans cette « simulation de quelque chose qui n’a jamais vraiment existé » comme le dit Baudrillard. Ce qu’on voit, semble bien loin de la déclaration d’intention de Christiane Jatahy, metteuse en scène associée à l’Odéon-Théâtre de l’Europe qui, au demeurant prépare un Ithaque Odyssée 2.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2018

Avec : Karim Bel Kacem – Julia Bernat – Cédric Eeckhout – Stella Rabello – Matthieu Sampeur – Isabel Teixeira. Dramaturgie, scénographie, réalisation Christiane Jatahy – collaboration artistique, lumière, scénographie Thomas Walgrave – collaboration à la création de la scénographie Marcelo Lipiani
- collaboration artistique Henrique Mariano -
création son Alex Fostier – direction de la photographie, cadrage – Paulo Camacho
- costumes Siegrid Petit-Imbert, Géraldine Ingremeau – système vidéo Julio Parente
- assistant à la mise en scène, traduction Marcus Borja.

Du 16 mars au 21 avril 2018 – Odéon-Théâtre de l’Europe/Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès, 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 –  Site : www.theatre-odeon.eu

En tournée : 7 au 11 juin Teatro São Luiz, Lisbonne/Portugal – 13 au 16 septembre Ruhrtriennale/Allemagne -1er au 6 octobre Centquatre/Paris –   7 au 17 novembre Théâtre National Wallonie, Bruxelles/Belgique – 29 novembre au 2 décembre Centre culturel Onassis, Athènes/Grèce.

Peubléto – Rêves et réalités

© Frédéric Desmesure

Spectacle de danse de Bienvenue Bazié et Auguste Ouédraogo, dans le cadre des Traversées africaines, au Tarmac-La Scène Internationale Francophone.

Des panneaux de toile écrue tombant des cintres forment une harmonieuse scénographie, donnant de la perspective et permettant des lignes de fuite. Ils servent aussi d’écrans où s’inscrivent des jeux d’ombre et se projettent des images. Le danseur – Bienvenue Bazié – s’y faufile et trace son chemin labyrinthe, entre passé et présent. Le geste est gracieux et récurrent, le danseur chorégraphe fait récit de sa vie.

Peubléto signifie Rêves et réalités, en lyélé, la langue de l’un des sous-groupes ethniques du Burkina Faso, son pays. Avec subtilité il interroge son parcours, de la genèse des rêves à la réalité du danseur qu’il est devenu, lui dont l’avenir ne s’inscrivait pas dans un métier artistique. « Chorégraphie, je ne sais pas ce que c’est », dit la mère, dont il livre les réactions et qui danse elle-même selon la tradition. Les images vidéo participent du récit, dialoguent entre elles et avec le danseur, elles montrent aussi le père dans sa danse minérale enracinée dans la terre, et dans sa réaction face à la volonté de son fils : « J’espère que tu sais ce que tu fais. »

Des bribes de paroles, une berceuse, l’inquiétude des parents sur l’avenir du fils, des musiques, des rythmes, quelques notes de piano, renvoient une émotion et du sensible en même temps qu’éclate la vie, dans les images et sur le plateau. Bienvenue Bazié est seul en scène. Auguste Ouédraogo l’accompagne dans la chorégraphie. Ils ont monté ensemble une huitaine de spectacles et font des bouts de chemin entre Ouaga et Paris. Ils se font ici l’écho de l’expression du corps et de l’âme, et Bienvenue habite son histoire comme il habite le monde, débobine et rembobine le fil rouge de sa vie et interroge la danse comme un trésor commun. Parfois le geste se suspend.

Cette pièce parle de la mémoire et de la transmission entre les générations. Elle est un hommage plein de tendresse à sa filiation, ascendante et descendante. Énergie et maitrise résument son travail, l’image fait partie de l’écriture scénique et complète l’introspection sur son parcours. Tout fonctionne et s’emboite : les images de Grégory Hietin qui capte les gestes et les silences des parents de Bienvenue, à Ouagadougou ; la scénographie de Marc Vallandon qui permet la superposition et le glissement des univers, ici et là-bas, éclairée par les lumières de Fabrice Barbotin ; l’univers musical d’Adama Kouanda, mêlant instruments classiques et sons électroniques aux sonorités traditionnelles. Tout contribue à la réussite du spectacle et le danseur, tel un laboureur, creuse son sillon.

 Brigitte Rémer, le 25 mars 2018

Conception, direction artistique Bienvenue Bazié, Auguste Ouédraogo – chorégraphie, interprétation Bienvenue Bazié – Assistanat chorégraphie Auguste Ouédraogocomposition musicale Adama Kouanda – vidéo Grégory Hiétincréation lumière Fabrice Barbotin – scénographie Marc Vallandon.

23 et 24 mars 2018, Le Tarmac- La scène internationale francophone – Traversées africaines / 3ème  édition – 159, avenue Gambetta – 75020 Paris – Tél. : 01 43 64 80 80 – site : www.letarmac.fr

En tournée : 8 au 16 mars à Bordeaux (Glob Théâtre) – 23 et 24 mars à Paris (Le Tarmac) – 3 mai à Floirac/Maison des savoirs partagés/CDCN Bordeaux – 17 mai à Thourotte/Oise (Centre culturel de Thourotte) – 18 mai à Montataire/Oise (Le Palace).

 

Table ronde au Tarmac – « Les grands enjeux de la Francophonie »

© Frédéric Desmesure

Modératrice Séverine Kodjo-Grandvaux, Le Monde Afrique – Avec : Malick Diawara, rédacteur en chef du Point Afrique – Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences, agrégée et docteure en philosophie à l’Université de Paris 8 – Catherine Blondeau, directrice de la scène conventionnée Le Grand T, théâtre de Loire-Atlantique – Héla Fattoumi, chorégraphe et co-directrice avec Eric Lamoureux du Centre chorégraphique national de Belfort – Gustave Akakpo, auteur, dramaturge, conteur et illustrateur.

Donner du sens et de la consistance au débat sur la francophonie avec de talentueux artistes, opérateurs culturels et journalistes réunis pour une table ronde ce 19 mars 2018, tel est l’objectif de la rencontre en cette semaine de la francophonie. Depuis le communiqué de presse laconique du ministère de la Culture le 31 janvier, annonçant son intention de mettre fin au projet du Tarmac, sans dialogue ni concertation, plus de 14 000 personnes, par leur signature, prennent la parole. Cette seconde soirée de mobilisation rassemble de nombreux soutiens : artistes, producteurs, diffuseurs, spectateurs, politiques et parlementaires de différentes tendances, autour de la définition de la francophonie et du rôle du Tarmac dans le paysage théâtral.

Pourquoi évoquer un lieu-ghetto quand il s’agit d’un théâtre – Le Tarmac-Scène Internationale Francophone – où l’ouverture et l’attention aux autres cultures se développent depuis une quinzaine d’années ? Où les spectacles venant d’ailleurs sont programmés et accueillis avec exigence ? Où la réflexion sur l’altérité fait partie de la constitution même de la mission, portée avec talent par Valérie Baran ? Après un bref rappel des faits et l’actualisation de la mobilisation, la directrice du Tarmac cède la parole à Séverine Kodjo-Grandvaux, modératrice, journaliste au Monde Afrique et au panel rassemblé, car c’est de Francophonie appliquée que l’on parle aujourd’hui par l’échange des expériences, et de circulation des artistes.

Malik Diawara, rédacteur en chef du Point Afrique, pose des jalons historiques et replace le contexte, tant en France qu’en Afrique en rappelant que l’impulsion avait été donnée en 1960 par trois présidents de pays nouvellement indépendants, le poète L.S. Senghor du Sénégal, Habib Bourguiba de Tunisie et Hamani Diori du Niger. Il évoque l’absence de réflexion sur l’histoire humaine commune entre la France et les pays africains dans les manuels scolaires, histoire commune qu’il évoque notamment par la présence des tirailleurs sénégalais lors des deux guerres mondiales du début du XXème, dont la bataille de Bir Hakeim contre Rommel, en 1942. Il parle du discours multi-culturaliste ambigu de la France tant que les élites issues de l’ENA restent formatées donc coupées des réalités africaines, et loin de la diversité portée par d’autres imaginaires. Il remarque que la France reste très franco-centrée et paradoxale quand elle parle d’intégration.

Nadia Yala Kisukidi, agrégée et docteure en philosophie, maîtresse de conférences à l’Université de Paris 8, reprend le thème des manuels scolaires et parle de la nécessité de modifier le contenu des apprentissages, des concours, des acquisitions dans les bibliothèques universitaires, du travail à entreprendre avec l’Éducation Nationale pour que la francophonie ait droit de cité. Elle parle de rhétorique de la duplicité et fait le bilan de l’absence des pouvoirs publics dans le domaine de la francophonie, à commencer par celle d’un secrétariat d’état depuis un certain temps, des diminutions de subventions à certaines structures, de la volonté de mettre un terme à l’aventure du Tarmac. L’interventionnisme déplacé de l’Organisation Intergouvernementale de la Francophonie est aussi montré du doigt face aux logiques nationales qui demeurent, et face à des actions pour le moins discutables comme l’éviction d’un économiste remettant en cause le franc CFA. Autant de signaux qui ne peuvent qu’alarmer, derrière les déclarations de bonnes intentions de tous bords, en parfait décalage avec les actions menées.

Catherine Blondeau, directrice du Grand T de Nantes parle de son expérience de programmation et met l’accent sur la communauté d’imaginaires qui se fabrique avec des gens de partout ayant le français en partage, une communauté qui se développe en rhizome. Elle insiste sur les difficultés administratives et financières de programmer au plan international, avec l’extrême complexité d’obtenir des visas et d’assurer les coûts. Héla Fatoumi évoque le langage des corps et dit s’inscrire entre deux cultures, la française et la tunisienne, parle du Festival Danse d’ailleurs créé au CCN de Caen qu’elle co-dirigeait avec Eric Lamoureux avant leur nomination à Belfort, festival qui accueillait des danses venues de partout dans le monde. Elle reconnaît les langages communs du corps et dit l’artiste porteur de l’Histoire. Elle fait référence à l’imprévisible selon Edouard Glissant, parle de l’expérience du danseur chorégraphe Salia Sanou avec son lieu, La Termitière, à Ouagadougou. La chorégraphe met l’accent sur l’usage du vocabulaire pour la disqualification et s’interroge : et si le ghetto sur les scènes françaises était de l’autre côté ? Gustave Akakpo, écrivain et plasticien, membre de collectifs d’écriture se demande pourquoi il ne pourrait y avoir de spectacles en langue vernaculaire et insiste sur l’importance de nommer les choses.

Les participants à la table ronde reconnaissent que la francophonie verticale, l’institutionnelle, contredit la francophonie de fait, celle des praticiens, et que la dimension universelle ne vient souvent que d’un côté. A l’heure où le président Macron doit prononcer, depuis l’Académie Française, un discours sur la Francophonie, au lendemain de cette table ronde, pourquoi ne pas rappeler que si la langue est notre trésor à tous, l’attitude des pouvoirs publics dessine un double mouvement, de fermeture plutôt que d’ouverture et de manque d’orientation précise.

Pour conclure ce débat, de haute tenue, Séverine Kodjo-Grandvaux, modératrice, définit le Tarmac comme une fenêtre, une façon pour la France de se regarder. Plateforme pour les artistes venant d’ailleurs et notamment de l’espace francophone, il s’y construit, dans la proximité et avec les écoles, un travail d’éducation sur le regard et le stéréotype, il s’y tisse un univers artistique et culturel de haute définition, selon les missions esthétique, sociologique et philosophique digne des établissements nationaux.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2018

Au Tarmac, La Scène Internationale Francophone, 159 avenue Gambetta, 75020 – www.letarmac.fr – Prochains spectacles, dans le cadre des Traversées africaines : du 27 au 30 mars, Tram 83, adaptation du texte de Fiston Mwanza Mujila par Julie Kretzschmar – du 3 au 13 avril, Le Fabuleux Destin d’Amadou Hampâté Bâ, pièce de Bernard Magnier et Hassane Kassi Kouyaté – Tél. réservations : 01 43 64 80 80.

 

Pour un musée en Palestine

“Al-Thawra/La Révolution” – Abdalla Hamed – 1968

Nous aussi nous aimons l’art, exposition à l’Institut du Monde Arabe.

Cette seconde édition présente les nouvelles donations solidaires d’artistes européens et arabes collectées pour le futur Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine. Elias Sanbar, Ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, poursuit le travail engagé. Plus de six mille visiteurs avaient vu la première édition, en 2017. A ses côtés, le plasticien Ernest Pignon Ernest met en relation les artistes et le projet, en vue de couvrir toutes les tendances de la création contemporaine des cinquante dernières années. Le partenariat avec l’Institut du Monde Arabe par la signature d’une convention en 2015, confirme l’engagement de son Président, Jack Lang.  L’exposition est dédiée à Henri Cueco, peintre et écrivain récemment disparu.

Sur le même mode que le Musée Salvador Allende pour le Chili créé pendant la dictature militaire ou que le Musée de l’exil porté par la diaspora d’Afrique du Sud pour dénoncer l’apartheid, le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine porte haut l’excellence artistique. Elias Sanbar en trace les contours, avec toute la fierté du mot national qui résonne dans l’intitulé et le devoir de tout état dit-il, « de garantir l’accès à l’art pour tous, un véritable pari sur une terre encore occupée. »

Les œuvres internationales rassemblées croisent toutes les disciplines : peintures, aquarelles, photographies, bandes dessinées, installations et sculptures. Ainsi, une peinture de technique mixte d’Hamed Abdalla, Al-Thawra/la Révolution, artiste engagé tant dans ses écrits sur l’art et la philosophie que dans ses recherches plastiques sur le graphisme de la langue ; les lithographies de Robert Combas, leader du mouvement Figuration libre, et d’Hervé Di Rosa, entre arts populaires, bande dessinée et science-fiction ; les photographies de Bruno Fert aux paysages désertiques, aux maisons abandonnés ; celles de Marc Trivier faisant le portrait d’artistes, comme Jean Genêt, auteur de Sabra et Chatila suite aux massacres de 1982, ou de Mahmoud Darwish, grand poète de l’exil – La Palestine comme métaphore, La terre nous est étroite, La trace du papillon, auteur de bien d’autres œuvres, traduites par Elias Sanbar ; un dessin aquarelle de Jacques Ferrandez, Cimetière de Chatila issu de sa série « Carnets d’Orient » ; 2015/435a, une peinture sur tissu de Claude Viallat, du mouvement critique Supports/Surfaces, qui pose des empreintes géométriques sur des toiles dans une couleur à l’unisson ; la série de lithographies de Rachid Koraïchi, Les maîtres de l’invisible, allant de Rûmi à Attar, de Sidi Boumedienne à Hâllaj ; de la série Beyond/Au-delà de Nabil Boutros, une photographie, grille de mots arabes en écriture kufique qui ressemble à un moucharabieh occultant la réalité : « Les images, montrent-elles ce qu’elles donnent à voir ou cachent-elles ce que l’on ne voit pas ? » questionne-t-il.

On pourrait citer tous les artistes solidaires du projet, la collection s’enrichit au jour le jour et le Musée national d’art moderne et contemporain de la Palestine devient ainsi un véritable projet collectif. Il met en exergue « la force morale, politique et intellectuelle de tout un peuple » comme le signifie Elias Sanbar qui milite pour la beauté, la paix et la justice. « La Palestine, parfois oubliée des cénacles internationaux » comme le dit Jack Lang, est en marche. Avec l’aide du directeur du Musée de l’IMA, Eric Delpont, les œuvres sont répertoriées avec soin et stockées sur place. Avant de trouver leur localisation en Palestine, dans un lieu et bâtiment qui ne les mettent pas en péril, elles voyageront en expositions itinérantes.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2018

Du mardi au vendredi de 10h à 18h,samedi, dimanche et jours fériés de 10h à 19h –  Institut du monde arabe 1, rue des Fossés-Saint-Bernard/
Place Mohammed V – 75005 – www.imarabe.org – Une partie des recettes de l’exposition sera reversée à l’Association d’Art moderne et contemporain de la Palestine.

 

Dans le cercle des hommes du Nil

© Nabil Boutros

Arts du bâton de Haute Egypte, par le Centre Medhat Fawzy de Mallawi/Compagnie El Warsha, Le Caire – direction artistique Hassan El Geretly – production Henri Jules Julien – Musée du Quai Branly Jacques Chirac.

Sur la scène se placent une douzaine de danseurs et six musiciens du Centre des arts du bâton. Art masculin cérémoniel et populaire, la danse du bâton ou tâhtib, dégage une grâce infinie. D’emblée les galabiyyas blanches et turbans impriment au plateau un certain prestige. Entre lutte, joute et danse, les figures se font et se défont comme les pleins et les déliés d’écritures ancestrales. Du saut de l’ange à l’arabesque, elles font référence aux derviches, tournant de manière lancinante. Ici, comme une plume au vent, c’est le bâton qui calligraphie l’espace, dans un jeu de courtoisie et de ruse se déclinant en solo, duo ou en collectif, dans l’idée du dépassement de soi.

La danse du bâton est une pratique millénaire dont on trouve trace sur les murs des temples de Louqsor ou les bas-reliefs de Beni Hassan près d’El Minya, dans les tombes de la vallée des rois à Thèbes, et dans d’autres hauts lieux d’Egypte. Perçu par ceux qui le pratiquent comme un art de vivre, l’art du bâton s’inscrit dans le temps des campagnes aux rites populaires et rythme les fêtes religieuses et funéraires. Dans la tradition, l’assemblée forme un cercle, garante d’un esprit de loyauté, de dignité et de fête.

Le Centre des arts du bâton Medhat Fawzi a vu le jour en 1996 à Mallawi, à 250 kilomètres au sud du Caire, par la détermination du metteur en scène Hassan El Geretly fondateur du théâtre El-Warsha, première troupe indépendante d’Egypte créée dix ans auparavant. S’interrogeant sur ses pratiques et parallèlement aux textes contemporains qu’il présente, il choisit de se tourner vers les arts traditionnels de son pays, le conte et le récit, les musiques populaires et le chant, le théâtre d’ombre, l’art du bâton. El-Warsha Théâtre travaille sur ces techniques, au Caire, et apporte dans ses spectacles le geste chorégraphié et le rituel de l’art du bâton en utilisant son potentiel dramatique, théâtral et esthétique.

Quand il fonde le Centre qu’il soutient financièrement, Hassan El Geretly mise sur la transmission des techniques traditionnelles entre les générations. Il fait d’un ancien cinéma désaffecté, le Paradiso, le lieu emblématique des arts du bâton, unique en Egypte, un lieu de compagnonnage qui tourne avec une soixantaine de danseurs et de musiciens, toutes générations confondues. « Comme il n’y a plus de transmission spontanée de ces arts-là, dit le directeur d’El-Warsha, j’ai considéré que c’était des trésors pour l’Egypte et pour l’humanité et qu’il fallait absolument, tant qu’on a un minimum de moyens, garder et salarier les maîtres. »  C’est ce qu’il fait en associant le Centre dans ses actions de diffusion, épaulé par Henri Jules Julien et organise des représentations pour des publics très divers, dans et hors le pays.

Le spectacle présenté ici est éblouissant, l’initiative du Musée du Quai Branly est à souligner. La création lumière de Camille Mauplot met en relief le geste de chaque danseur et de chaque musicien, ainsi que la chorégraphie d’ensemble. Quand le public pénètre dans la salle sont allumés sur scène quelques projecteurs qui font penser aux lucarnes des hammams laissant filtrer une légère clarté colorée. L’invitation au voyage se fait tant par le geste que par la virtuosité des musiciens placés, à certains moments, en demi-cercles. Les joueurs de mizmar au son continu par respiration circulaire, la derbouka et le bendir, les crotales, rythment la mélodie. Les instruments dialoguent entre eux, complices, et portent le geste des danseurs à travers les figures et leurs variations, à l’infini.

Attar, au XIIème siècle, aurait dit : « Voici donc assemblés tous les oiseaux du monde, ceux des proches contrées et des pays lointains. » Si les artistes étaient oiseaux, ils seraient huppes ou hérons, aigrettes ou ibis, ancrés dans la mémoire collective du pays. Ils sont ici chorégraphiés par Ibrahim Bardiss, héritier de l’enseignement de Medhat Fawzy et Dalia El Abd, jeune chorégraphe contemporaine rodée aux exercices d’improvisation développés au Théâtre El-Warsha. Sur la transmission, lors d’un entretien échangé avec lui, Hassan El Geretly énonce un proverbe : « Celui qui côtoie le ferronnier se brûlera à son feu, et celui qui côtoie l’homme heureux se verra à son tour heureux. L’art du bâton, c’est un principe d’apprentissage semblable à celui des compagnons de France, ce sont des transmissions dans lesquelles il y a un moment de chaleur humaine qui imprime comme dans la cire, l’expérience d’une personne dans le corps et l’âme de l’autre, et qui, lui-même,  repart avec autre chose que ce qu’il a reçu. » A ne pas rater.

Brigitte Rémer, le 11 mars 2018

Avec   –  Danseurs/jouteurs : Mahmoud Auf – Abdel Rahman Said – Tarek Gamal – Mohamed Fathy – Ahmed Khalil – Karim Mostapha – Ibrahim Omar – Mohamed Ramadan – Alaa’ Braia’ – Mahmoud Aziz – Omar Ibrahim – Islam Mohamed. Direction Musicale Gamal Mess’ed. Musiciens : Gamal Mess’ed/derbouka – Ahmed Khalil/derbouka – Hamada Nagaah/mizmar – Ibrahim Farghal/mizmar – Ahmed Farghal/tambour. Chorégraphie Dalia El Abd, Ibrahim Bardiss – création lumière Camille Mauplot – Le spectacle est produit par la Compagnie El Warsha, Le Caire et le Centre Madhat Fawzy, Mallawi – Avec le soutien de l’Institut Français du Caire et le Bureau Culturel de l’Ambassade d’Egypte à Paris.

Six représentations, du samedi 10 au dimanche 18 mars 2018 : Samedi 10 mars, 19h -
Dimanche 11 mars, 17h – Jeudi 15 mars, 20h – Vendredi 16 mars, 20h – Samedi 17 mars, 19h – Dimanche 18 mars, 17h. Musée du Quai Branly Jacques Chirac, 37, Quai Branly/ 218 rue de l’Université. 75007-  e-mail : contact@quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00/71 72 – Des activités sont proposées autour du spectacle, notamment des rencontres avec les danseurs et les musiciens, des ateliers de percussions et de danse du bâton, des projections, une conférence sur le thème : La danse du bâton, des pharaons à l’Unesco. Informations : www.quaibranly.fr

 

Adel Hakim et le Théâtre National Palestinien : hommage

© Nabil Boutros – “Des Roses et du Jasmin”  Répétitions au Théâtre National Palestinien, Jérusalem-Est, 2015

Adel Hakim, co-directeur du Théâtre des Quartiers d’Ivry avec Elisabeth Chailloux, s’en est allé en août dernier. Un hommage vient de lui être rendu en même temps qu’est reprise la pièce, Des Roses et du Jasmin, la dernière qu’il ait écrite et montée avec le Théâtre National Palestinien.

Citoyen du monde : c’est l’installation d’une série de photographies représentant Adel Hakim en pieds ou en portraits, en majesté ou en simplicité, réalisée à sa demande avant de tirer sa révérence. Nabil Boutros, collaborateur artistique dans plusieurs spectacles du TQI l’a cadré, comme le vol d’un gerfaut qui se suspend. Adel Hakim s’est inspiré de l’œuvre du photographe-plasticien, Egyptiens ou l’habit fait le moine, exposée en 2012 au Studio Casanova, ainsi le voit-on portant la coiffe des cheikhs ou le costume cravate, le short et les baskets du boxeur avant la victoire ou le poncho mapuche des indiens chiliens, arborant le kufi des présidents porté par les musulmans, les chrétiens ou les juifs, ou drapé dans une djellaba comme un Saïdi de Haute-Egypte. Il porte haut le keffief palestinien.

Cette série s’inscrit dans le cadre de l’hommage qui lui est rendu par ses amis au cours d’une soirée lecture de ses derniers textes, Les Pyramides et leur Sphinx notamment, qui rappelle ses origines égyptiennes, qui parle des pays où il a aimé travailler et tisser des liens, qui transmet ses observations et réflexions. Elisabeth Chailloux et son équipe en sont les grands ordonnateurs. La soirée est simple et chaleureuse.

Dans la grande Nef de la Manufacture des Œillets se poursuit à travers le viseur de Nabil Boutros le témoignage de la fructueuse collaboration artistique entre le Théâtre National Palestinien et le Théâtre des Quartiers d’Ivry.  Les photographies d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin, placées en hauteur, cernent l’espace. On y voit le Théâtre National Palestinien au travail : les répétitions des spectacles, sur le plateau, en coulisses, et les premières représentations à Jérusalem et Ramallah – Antigone le 28 mars 2011, Des Roses et du Jasmin le 2 juin 2015 – accompagnées des dessins préparatoires d’Adel Hakim. Au fond de la Nef, l’immense mur recouvert d’une photo prise le 5 juin 2011 à Jérusalem montre le mur de séparation au check-point de Qalandia, plein de graffitis. Une quinzaine de photos prises à Jérusalem, à Ramallah et à Béthléhem la même année y sont accrochées et parlent de la ville, de la guerre : “manifestations contre l’occupation israélienne”, “l’entrée du camp de réfugiés d’Aida,” “le dôme du Rocher vu des hauteurs du quartier juif”, “l’intérieur de la Mosquée al-Aqsa sur l’esplanade du temple.” De quel côté du mur… se trouve la prison ? pose Nabil Boutros. Référence est également faite à Zone 6, Chroniques palestiniennes, présentées au Studio Casanova d’Ivry en 2012, magnifiques échos de la politique culturelle menée par le Théâtre des Quartiers d’Ivry et la ville.

Le partenariat exemplaire développé avec le Théâtre National Palestinien s’est bâti sur l’engagement artistique d’Adel Hakim et d’Elisabeth Chailloux co-directeurs du TQI, devenu en décembre dernier Centre dramatique national du Val-de-Marne et installés dans ce lieu emblématique de la Manufacture des Œillets. Des Roses et du Jasmin dernière mise en scène d’Adel Hakim, présenté en cette seconde saison, relate le parcours d’une famille dans laquelle convergent les destins de Palestiniens et de Juifs à travers trois générations, de 1944 à 1988,. La tragédie grecque n’est pas loin, « elle m’a toujours servi de modèle dramaturgique. Elle met, dans pratiquement toutes les pièces conservées, une histoire de famille, l’intime, en rapport avec la société et le monde… » disait Adel Hakim. L’auteur-metteur en scène montrait ici, par la succession des tragédies à travers les générations, le processus implacable de l’Histoire et de la violence, là où se rejoignent destin individuel et destin collectif. (cf. notre article du 30 janvier 2017). A voir ou à revoir, de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2018

Mercredi 7 mars : lecture par Elisabeth Chailloux, Eddie Chignara, Etienne Coquereau, Pablo Dubott, Raymond Hosni, Lara Suyeux et d’autres amis comédiens du dernier texte écrit par Adel Hakim, Les Pyramides et leur Sphinx – Vernissage des expositions de photographies réalisées par Nabil Boutros : Citoyen du monde – série de portraits d’Adel Hakim et reportage autour des créations à Jérusalem d’Antigone et de Des Roses et du Jasmin.

Du 5 au 16 mars 2018 – Des Roses et du Jasmin spectacle en langue arabe surtitré en français, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/ Manufacture des Œillets – métro : Mairie d’Ivry. Site :  www.theatre-quartiers-ivry.com – Tél. : 01 43 90 11 11 – Le texte est édité à L’Avant-Scène Théâtre. Le spectacle a été créé les 2, 3 et 4 juin 2015 au Théâtre National Palestinien, à Jérusalem-Est et le 7 juin 2015 au Théâtre Al Quassaba de Ramallah.

Avec les acteurs du Théâtre National Palestinien – Hussam Abu Eisheh, Alaa Abu Gharbieh, Kamel El Basha, Yasmin Hamaar, Faten Khoury, Sami Metwasi, Lama Namneh, Shaden Salim, Daoud Toutah – scénographie et lumière Yves Collet – dramaturge Mohamed Kacimi – collaboration artistique Nabil Boutros – assistant lumière Léo Garnier – vidéo Matthieu Mullot – costumes Dominique Rocher – chorégraphie Sahar Damouni – En collaboration avec les équipes techniques du Théâtre des Quartier d’Ivry : Franck Lagaroje, Federica Mugnai, Léo Garnier, Dominique Lerminier, Raphaël Dupeyrot et du Théâtre National Palestinien : Ramzi Qasim, Imad Samar.

Voir nos articles dans www.ubiquité-cultures.fr – Antigone/15 janvier 2017 – Des Roses et du Jasmin /30 janvier 2017 – La culture en Palestine/1er février 2017 – Adel Hakim, d’Ivry et de partout/ 4 septembre 2017.

 

« Médiations » de Susan Meiselas

© “L’Homme au cocktail Molotov” – 16 juillet 1979 . Susan Meiselas

Exposition coproduite par la Fondation Antoni Tàpies et le Jeu de Paume, au Musée du Jeu de Paume – commissaires Carles Guerra et Pia Viewing.

Cette rétrospective des œuvres de Susan Meiselas, la plus complète jamais organisée en Europe, présente à travers cinq salles ses photographies, de la fin des années soixante-dix à aujourd’hui : quatre séries de jeunesse prises dans les années 70 ; Nicaragua-Mediations réalisées entre 1978 et 1982 et El Salvador datant de la même époque ; Kurdistan, prises entre 1991 et 2007 ; A Room of Their Own, un reportage sur la violence domestique, réalisé entre 2015 et 2017.

Née à Baltimore, dans le Maryland, Susan Meiselas vit et travaille à New York. Ses premiers essais photographiques – une série de portraits en noir et blanc réalisée en 1971, 44 Irving Street – créent du lien entre les locataires de la pension où elle habite pendant ses études à l’Université de Harvard. Carnival Strippers porte ensuite sur la vie des strip-teaseuses dans les foires de la Nouvelle-Angleterre, à la campagne, elle les photographie trois étés de suite. En 1974, Porch Portraits travaille sur la frontière entre espace public et espace privé, et montre des habitants de Caroline du Sud devant leur petite maison de bois. Entre 1976 et 1990, elle suit un groupe de jeunes filles d’un quartier de New-York où elle vit encore aujourd’hui – Little Italy – crée des liens, les regarde grandir et changer. Elle présente son travail sous le titre Prince Street Girls. Susan Meiselas intègre l’Agence Magnum en 1976.

C’est à partir de la fin des années soixante-dix qu’elle s’engage sur des sujets politiques et rapporte des images de violence. En Amérique centrale d’abord, à partir de deux pays en guerre, le Nicaragua et El Salvador, au Kurdistan ensuite. En 1978, elle part au Nicaragua de sa propre initiative, et couvre la révolution sandiniste dont l’origine est l’assassinat du directeur du journal La Prensa, principale voix de l’opposition au régime des Somoza. Elle témoigne de la violence, montre les soldats en arme, visages cachés, abrités derrière des sacs de riz ou de farine ou encore fouillant les passagers d’un autobus dont on ne voit que les ombres. Son image de Pablo Jesús Aráuz, L‘Homme au cocktail Molotov, prise le 16 juillet 1979 peu avant la victoire sandiniste, devient un emblème de cette révolution. Elle retourne plusieurs fois au Nicaragua sur le site de ses premières images et enregistre des témoignages. Pictures from a Revolution, sorti en 1991, est son troisième film sur cette révolution populaire. En 2004 elle présente son œuvre sur place pour laisser traces et marquer la mémoire collective. L’installation s’intitule Reframing History.

La série El Salvador réalisée entre 1978 et 1983 montre la violence de la guerre civile qui débute en 1979, la tension permanente entre civils et militaires et l’anéantissement de la population par les escadrons de la mort. Elle intervient comme conseillère artistique en 1983 pour mettre sur le devant de la scène le travail de photographes régionaux avec The Work of Thirty Photographers, Writers and Readers, auquel elle intègre ses propres images. Plus tard, en 1991 elle fait de même au Chili mettant en relief l’œuvre de photographes ayant vécu sous le régime de Pinochet, sous le titre Chile from Within.

Du Kurdistan où elle travaille de 1991 à 2007 elle témoigne, par des photos des vidéos, des interviews. Au départ elle se rend au nord de l’Irak pour témoigner du génocide lancé par Saddam Hussein. Elle donne la parole à la diaspora kurde et publie en 1997 Kurdistan : In the Shadow of History : « Les victimes, cependant, appartiennent à une société que seules peuvent décrire les images, qui, depuis des siècles, disent l’aspiration du peuple kurde à avoir une patrie. En même temps, akaKurdistan met en ligne des archives de la mémoire collective kurde sous forme de carte et d’images réalisées par la diaspora kurde, comme un work in progress.

Susan Meiselas s’inscrit dans une vraie réflexion sur le sens de la captation, le rôle des médias et le statut de l’image. Sa démarche n’est pas celle d’une photojournaliste au sens classique du terme, son regard est plutôt celui d’une ethno-sociologue : « Je ne suis pas photographe de guerre au sens où je ne vais pas exprès dans les zones de conflit. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la surface des choses, mais ce qui fait qu’elles se produisent » dit-elle. A la fin des années soixante-dix elle fait la une du New York Times Magazine ce qui contribue à la faire reconnaitre dans le monde, notamment pour ses reportages sur la problématique des droits de l’homme.

A partir de 1992 Susan Meiselas travaille sur la violence domestique, sollicitée pour une campagne de sensibilisation sur le sujet, à San Francisco et présente des photographies et collages sous forme d’affiches dans l’espace public, sous le titre Archives of Abuse. De 2015 à 2017 elle entame un nouveau travail sur le sujet dans une région post-industrielle du Royaume-Uni, dans un foyer pour femmes, et invite les artistes locaux à y participer. Cinq récits en vidéo intitulés A Room of Their Own, comprenant des photographies, des collages, des dessins et des témoignages, s’inspire de son engagement auprès de Multistory, une association de défense du droit des femmes. « Chaque chambre, chaque vie est unique, dans cette série. Chaque espace photographié est à la fois une archive et une sorte de miroir. La femme n’apparaît pas, et pourtant elle est présente… Ces photographies peuvent faire office de souvenir d’un paysage singulier à un moment précis d’une histoire » dit-elle.

Dans son approche artistique, Susan Meiselas établit des passerelles entre elle et son sujet et lie la dimension individuelle au contexte géopolitique, l’intime et le mode participatif. « C’est une chose importante pour moi – en fait, un élément essentiel de mon travail – que de faire en sorte de respecter l’individualité des personnes que je photographie, dont l’existence est toujours liée à un moment et à un lieu très précis. » Elle décloisonne les disciplines et élabore des installations multimédia à partir de ses photographies, d’images d’archives, de films et de vidéos, de croquis et d’interviews, donnant la parole à ceux qu’elle rencontre dans le cadre de son travail. Tout au long de son parcours, l’artiste questionne l’acte photographique et le rôle de l’image dans la société contemporaine.

Médiations, qui donne aujourd’hui son nom à l’exposition, parlait déjà en 1982 de la circulation et du sens des images. L’admirable rétrospective du Jeu de paume invite le visiteur à s’interroger à son tour sur le statut de l’image en fonction de l’état du monde et des variations philosophiques, sociales et politiques des lieux d’où elles sont rapportés.

Brigitte Rémer, le 4 mars 2018

Jusqu’au 20 mai 2018 – Musée du Jeu de Paume – 1, Place de la Concorde – www.jeudepaume.org En tournée : SFMOMA, San Francisco 21 juillet – 21 octobre 2018. Coédition du catalogue : Jeu de Paume/Damiani/Fundació Antoni Tàpies Versions française, anglaise, espagnole
(184 pages, 30 €)